ECRITS POLITIQUES :
ALBERT CAMUS
Ce volume résume l'expérience d'un écrivain mêlé pendant quatre ans à la vie politique de son pays ...On y trouvera un choix des éditoriaux publiés dans Combat jusqu'en 1946 et une série d'articles ou de témoignages suscités par l'actualité de 1946 à 1948.
Il sagit donc d'un bilan.
Cette expérience se solde, comme il est naturel, par la perte de quelques illusions et par le renforcement d'une conviction plus profonde :.
..."J'ai seulement veillé, comme je le devais, à ce que mon choix ne masque rien des positions qui me sont devenues étrangéres.
Un certain nombre des éditoriaux de Combat, par exemple, figurent ici non pour leur valeur, souvent relative, ni pour leur contenuqui, parfois n'a plus mon accord, mais parce qu'ils m'ont paru significatifs....
Mais ce témoignage ne supportait aucune omission.
Je crois avoir fait ainsi part de mes injustices.
On verra seulement que j'ai laissé parler en même temps une conviction qui, elle du moins, n'a pas varié.
Et, pour finir, j'ai fait aussi la part de la fidélité et de l'espoir.
C'est en ne refusant rien de ce qui a étè pensé et vécu à cette époque, c'est en faisant l'aveu du doute et de la certitude, en consignant l'erreur qui, en politique, suit la conviction comme son ombre, que ce livre restera fidéle a une expérirnce qui fut celle de beaucoup de français et d'Européens.
Aussi longtemps que, serai-ce dans un seul esprit, la vérité sera acceptée pour ce qu'elle est et telle qu'elle est, il y aura place pour l'espoir.
le vrai désespoir ne naît pas devant l'adversité obstinée, ni dans l'épuisement d'une lutte inégale.
Il vient de ce qu'on ne connaît plus les raisons de lutter et si, justement, il faut lutter.
Les pages ui suivent disent simplement que si la lutte est difficilé, les raisons de lutter, elles du moins, restent toujours claires..."
Albert CAMUS
Extrait :
Combat, 8 septembre 1944.
..."Dans le Figaro d'hier, M. d'Ormesson commentait le discours du Pape.
Ce discours appelait déjà beaucoup d'observations. Mais le commentaire de M. d'Ormesson a du moins le mérite de poser trés clairement le probléme qui se présente aujourd'hui à l'Europe.
.
."Il s'agit dit-il, de mettre en harmonie la liberté de l'individu, qui, est plus nécèssaire, plus sacrée que jamais,et l'organisation collective de la sociétè que rendent inévitable les conditions de la vie moderne."
Cela c'est trés bien dit. Nous proposons seulement à M. d'Ormesson une formule plus raccourcie en disant qu'il s'agit pour nous tous de concilier la justice avec la liberté.
Que la vie soit libre pour chacun et juste pour tous, c'est le but que nous avons a poursuivre.
Entre des pays qui s'y sont efforcés, qui ont inégalement réussi, faisant passer la liberté avant la justice ou bien celle-ci avant celle-là, la France a un rôle à jouer dans la recherche d'un équilibre superieur.
Il ne faut pas se le cacher, cette conciliation est difficle. Si l'on en croit du moins l'histoire, elle n'a pas encore étè possible, comme s'il y avait entre ces deux notions un principe de contrariété.
Comment cela serait-il possible? La liberté pour chacun, c'est aussi la liberté du banquier
ou de l'ambitieux :
Voilà l'injustice restaurée.
la justice pour tous, c'est la soumission de la personnalité au bien collectif.
Comment alors parler de liberté absolue ?
M. d'Ormesson est d'avis, cependant, que le christianisme a fourni cette solution.
Qu'il permette à un esprit exterieur à la religion, mais respecteux de la conviciton d'autrui, de lui dire ses doutes sur ce point.
Le christianisme dans son essence- et c'est sa parodoxale grandeur- est une doctrine d'injustice.
Il est fondé sur le sacrifice de l'innoncent et l'acceptation de ce sacrifice.
La justice au contraire, et Paris vient de le prouver dans ses nuits des flammes de l'insurrection, ne va pas sans la REVOLTE.
Faut-il donc renoncer à cet effort apparemment sans portée ? Non, il ne faut pas y renoncer, il faut simplement en mesurer l'immense difficulté et le faire apercevoir à ceux qui, de bonne foi, veulent tout simplifier.
Pour le reste, sachons que c'est le seul effort qui, dans le monde d'aujourd'hui, vaille qu'on vive et qu'on lutte.
Contre une condition si désespérante, la dure et merveilleuse tâche de ce siécle est de construire la justice dans le plus injuste des mondes et de sauver la liberté de ces âmes vouées à la servitude dés leur principes.
Si nous échouons, du moins, cela aura étè tenté.
Cet effort, enfin, demande de la clairvoyance et cette prompte vigilance qui nous avertira de penser à l'individu chaque fois que nous aurons réglé la chose sociale et de revenir au bien de tous chaque fois que l'individu aura sollicité notre attention.
Une constance si difficile, M. d'Ormesson a raison de penser que le chrétien peut la soutenir, grâce à l'amour du prochain.
Mais d'autres, qui ne vivent pas dans la foi, ont cependant l'espoir d'y parvenir aussi par simple souci de vérité, l'oubli de leur propre personne et le goût de la grandeur humaine..."
Albert CAMUS