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Spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche décrypte pour Sudouest.fr le conflit syrien sur le terrain, en coulisse et l'impact des combattants djihadistes.
Maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO), Fabrice Balanche est l'un des spécialistes de la Syrie où il a vécu durant six ans.
Pour Sudouest.fr, il décrypte en huit points la crise syrienne: un conflit qui, s'il dure depuis 16 mois, s'est singulièrement intensifié ces derniers jours avec des combats toujours plus meurtriers à Alep entre l'Armée syrienne libre et les forces de Bachar el-Assad.
- 1 Des défections symboliques mais mineures
Si la bataille d'Alep continue de faire rage ce vendredi 10 août, l'intensité de ce conflit se mesure aussi au nombre de défections dans les rangs du régime. Le plus célèbre de ces déserteurs étant sans conteste le Premier ministre Riad Hijab.
« C’est très symbolique », souligne Fabrice Balanche. Mais ajoute-t-il : « Le Qatar, l’Arabie Saoudite et le Koweït ont mis des milliards sur la table pour acheter des cadres du régime et faire tomber Bachar el-Assad. » « Certes, la défection du Premier ministre montre qu’au coeur du régime certains n’y croient plus.
Mais si on ne lui avait pas fait un pont d’or pour partir et mettre toute sa famille à l’abri, il serait resté. » Surtout, ajoute-t-il : « les cadres intermédiaires du régime ne bénéficient pas du même traitement de faveur.
Et eux ils restent. » L’hémorragie des hauts responsables syrien est à donc à relativiser.
Surtout que Riad Hijab est un sunnite et non pas un alaouite, ce qui a son importance car si les sunnites sont les plus nombreux, ce sont les alaouites - dont est issu Bachar el-Assad - qui détiennent l'essentiel des pouvoirs.
Cette domination des alaouites sur les sunnites est l'une des clés de voûte de ce conflit.
- 2 L’armée toujours fidèle
Il n’y a pas que des civils et des responsables politiques qui fuient Damas, des militaires aussi quittent le pays.
Mais là encore, après seize mois de conflit, ces départs sont à relativiser.
« L’armée syrienne était officiellement de 250 000 hommes avant la crise, précise Fabrice Balanche. Oui, il y a eu pas mal de défections mais aujourd’hui, elle doit toujours compter près de
200 000 hommes loyaux au régime. » Largement suffisant pour tenir. « Surtout que sur ces 200 000 hommes, poursuit-il, je dirai qu’il y en a 100 000 dont Bachar el-Assad est sûr à 100%.
Sans compter les milices, plus les services de renseignements. »
Au total, selon lui, le dictateur syrien dispose d’une force de répression de près de 300 000 personnes. C’est son point fort.
- 3 L’ASL : des déserteurs et des officiers de second rang
Dans ce conflit, Bachar el-Assad doit faire face à l’Armée syrienne libre. « Une force composée en partie de déserteurs, de sous officiers et de quelques officiers, souligne Fabrice Balanche. Mais pas d’officiers vraiment très importants. » Là encore, c’est un point important dans le rapport de force. « On signale souvent qu’un nouveau général a fait défection, glisse-t-il, mais ce sont des généraux de brigade, ce qui est le rang le plus faible chez les généraux. »
« En Syrie, poursuit-il, vous avez 1200 généraux de brigade… En revanche, chez les généraux de corps d’armée, qui sont une centaine, il n’y a eu aucune défection. »
En outre, les généraux qui ont fui sont des sunnites. Ce qui là aussi a son importance, comme il l’explique : « Il faut savoir que l’armée syrienne a toujours marginalisé les sunnites au profit des alaouites (la communauté de Bachar el-Assad).
Les sunnites sont dispersés sur le territoire pour éviter qu’ils ne constituent un groupe. Et on les met plutôt à l’intendance plutôt que dans l’aviation ou l’artillerie.
Par exemple, le colonel Riad al-Aassad qui est le chef de l’ASL en Turquie, c’était un colonel qui était dans l’intendance… La frustration et l’absence de promotion expliquent aussi les désertions. »
- 4 Une rébellion de harcèlement
Quel est le potentiel de l’ASL, cette armée plus hétéroclite que jamais ?
« Ce n’est pas sérieux du tout, précise Fabrice Balanche. C’est en fait des groupes de villageois, de jeunes dans les quartiers qui se regroupent et arrivent à se procurer des armes.
Ils vont harceler les troupes du régime dans la caserne d’à côté.
Et à un moment donné vous avez les troupes du régime qui encerclent le village et qui massacrent tout le monde. »
- 5 Pour quelles motivations ?
Alors que l'on présente souvent la crise syrienne sous l'angle d'un besoin de liberté, Fabrice Balanche nuance cette vision :
« La démocratie, la liberté, ils ne savent pas ce que c’est.
Qu’est-ce qui les motivent ? Le ras-le-bol des alaouites qui prennent les places dans l’armée alors que la majorité de la population est composée de sunnites, la répression aveugle qui sévit mais aussi le chômage, la crise, l’absence de perspective.
La situation économique est terrible en Syrie. C’est ce qui explique aussi ce mécontentement de la population. Qui ne sera d’ailleurs pas résolu si Bachar el-Assad tombe. La croissance démographique est énorme. Comment voulez-vous absorber le choc ? »
- 6 Le danger des Djihadistes
C’est l’une des inquiétudes majeures de la crise syrienne : la présence dans les rangs de l’ASL de combattants djihadistes. «
Mais, rétorque Fabrice Balanche, cela fait un an qu’il y a des djihadistes. Ils arrivent notamment du Liban.
C’est pour ça qu’à Hohms les combats ont été très durs dès le départ. Ils viennent aussi de la Lybie. A Tripoli, vous avez des camps d’entrainement où des tunisiens salafistes viennent s’entraîner avant de gagner la Syrie.
» Toutefois au-delà des conséquences politiques que cela pourrait engendrer, pour Fabrice Balanche, ce sont eux les plus redoutables adversaires du régime syrien : « On sait très bien que si on veut faire tomber le régime de Bachar el-Assad, les plus efficaces seront les djihadistes.
Ce sont eux qui vont entraîner la population dans les rues. Ils ont fait le coup de feu en Tchétchénie, en Afghanistan… Pour une grande partie de la jeunesse syrienne ce sont des héros. A Alep, on voit sur les jeeps le drapeau de l’armée syrienne libre et à côté le drapeau noir des salafistes.
Et de plus en plus de combattant portent sur la tête le bandeau noir des salafistes. Ils utilisent l’Islam comme facteur de mobilisation. » Pour Fabrice Balanche, le conflit syrien est devenu « une guerre confessionnelle ».
- 7 Un bras de fer géopolitique
Dans ces conditions que peut faire la communauté internationale ? Doit-elle intervenir ou pas ?
C’est là que la géopolitique entre en ligne de compte et que la crise syrienne apparaît pour ce qu’elle est : un bras de fer qui dépasse complètement la vie des syriens.
« La communauté internationale fait déjà beaucoup de choses, ironise Fabrice Balanche, puisque les pays occidentaux et les pays du Golfe arment l’ASL.
Et que la Russie et la Chine arment le régime syrien. Donc, on fait beaucoup de choses mais rien pour ramener la paix… On est dans un bras de fer géopolitique à l’échelle régionale entre l’Iran -allié de la Syrie- et l’Arabie Saoudite --qui veut casser l’axe pro-iranien constitué autour du Liban, de la Syrie et de l’Irak--, et à l’échelle internationale entre l’OTAN d’un côté et la Russie et la Chine de l’autre. »
Toutefois, à ses yeux, armer des combattants djihadistes pour faire tomber Bachar el-Assad revient « à jouer avec le feu ».
- 8 Conclusion
Que peut espérer Bachar el-Assad ? « Les années sont comptées mais pas les jours, prévient Fabrice Balanche.
Il a les capacités de rester en place. Globalement l’armée lui reste fidèle, les services de sécurité aussi. La bourgeoisie syrienne ne l’a pas lâché.
La communauté alaouite, dont est issue Bachar el-Assad, lui est de plus en plus fidèle car elle a peur de la vengeance des sunnites.
Oui, il est affaibli mais il n’est pas aux abois, il ne va pas s’écrouler demain ni après-demain.
Il a encore de beaux jours devant lui. Mais on se dit qu’il ne réussira pas à reprendre l’intégralité du pays.
Il va reprendre Alep, ça c’est sur, mais la campagne d’Alep qui lui échappe totalement, ce sera beaucoup plus difficile.
La Syrie va se fragmenter."
- http://www.sudouest.fr/2012/08/10/la-syrie-pour-les-nuls-pourquoi-bachar-el-assad-est-loin-d-avoir-perdu-791752-4803.php#xtor=EPR-260-Newsletter-20120811-zone_info