SUITE PARTIE III
Comme le souligne notamment le géographe Christian Grataloup dans Géohistoire de la mondialisation, elle marque un basculement du monde :
L’Europe étend la superficie qu’elle contrôle à des échelles inégalées, se nourrit de ressources phénoménales, qu’elles soient minérales -or, argent…- ou végétales -sucre, maïs…-.
La question se pose alors :
Comment une poignée d’Européens sont-ils à même de conquérir d’immenses étendues, qui sont pour partie contrôlées par des empires centralisés et efficaces -aztèque, inca…-?
Du facteur militaire au facteur technologique…
La réponse de certains polémologues semble tomber sous le sens commun : «Nous-(les Occidentaux- sommes les meilleurs tueurs.»
Tel est le diagnostic de Victor D. Hanson dans Carnage et culture.
Il estime ainsi que la guerre moderne est née dans la Grèce antique.
Le secret de l’Occident serait, pour cet auteur, l’élaboration d’armées qui soient de formidables machines à tuer.
Cela découlerait de «la pratique du gouvernement, de l’économie, de la science, du droit, de la religion », qui entraînerait une capacité à se battre, acquise par des Européens dans des nations en conflit permanent, supérieure à celle des sujets d’empires despotiques, aux armées multiethniques peu cohésives.
Appliquée au choc qui oppose les troupes du conquistador Hernán Córtez aux armées aztèques, son analyse semble prendre tout son relief.
Avec quelques centaines d’hommes, n’hésitant pas à massacrer à tour de bras, le chef de guerre espagnol va mettre à genou un empire comptant plusieurs millions de sujets.
Mais on assiste aussi à une conjonction d’autres facteurs qui vont décupler l’efficacité militaire occidentale :
l’habile jeu diplomatique mené par Córtez, qui va s’allier à des rebelles las du joug aztèque; les épidémies, qui vont ravager toutes les Amériques -jusqu’ici tenues isolées des brassages génétiques et microbiens qui étaient monnaie courante en Eurasie- et détruire, estime-t-on, de 80 à 90% des Amérindiens, anéantissant ce faisant le tissu même de ces sociétés; et enfin les attentes eschatologiques des Aztèques, qui ont pu voir en ces hommes blancs venus ravager leur pays les exécuteurs de prophéties apocalyptiques.
Cette hypothèse de la supériorité militaire, comme le fait remarquer l’historien britannique Christopher A. Bayly dans La Naissance du monde moderne, n’est que tardivement confirmée par les faits.
Si les Européens disposent d’une supériorité technologique au XVe siècle grâce aux armes à feu, elle ne constitue pour autant qu’un avantage mineur.
Les Portugais tentent ainsi d’ouvrir une voie maritime vers l’Asie.
Ils contournent rapidement l’Afrique, établissant des comptoirs côtiers sans s’enfoncer à l’intérieur des terres, et traversent l’océan Indien avant de buter sur un obstacle.
Les puissantes cités-États marchandes indiennes leur opposent une résistance, traitant d’égal à égal avec les nouveaux venus et disposant d’armées en mesure de tenir en échec les petits escadrons arrivés sur leurs côtes. Arrivés au Japon, ces mêmes Portugais ont la surprise de voir que les indigènes, en moins de trois décennies, arrivent à copier leurs armes à feu.
L’avantage technologique européen est donc très relatif.
Il ne deviendra crucial qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, moment où l’Europe conquiert vraiment la planète entière, en étant en mesure de coloniser l’Afrique, l’Inde et l’Asie du Sud-Est – seuls l’Éthiopie, la Thaïlande et quelques États himalayens échappent au joug colonial –, avant de forcer sous la menace de quelques canonnières la Chine et le Japon à ouvrir leurs frontières.
Le fait est d’autant plus stupéfiant que la Chine représentait, au début du XVIIIe siècle, un colosse comptant pour plus du tiers de la population mondiale.
Une civilisation marquée par le progrès ?
Comment expliquer l’essor technologique qui autorise l’Europe à dicter sa loi au monde entier au XIXe siècle ?
Par l’état de guerre constant qui est celui de l’Europe occidentale, répond Paul Kennedy dans Naissance et déclin des grandes puissances.
L’historien états-unien étudie l’état de guerre occidental par le biais de l’économie, et souligne que l’activité principale des puissances européennes est de loin la guerre, à laquelle ces nations consacrent la quasi-totalité de leurs ressources.
Ce qui entraîne en contrepartie de formidables progrès technologiques et des organisations sociales, mais aussi fiscales et économiques tout entières dédiées à l’accumulation de revenus et de moyens dédiés à la guerre.
Que nul empire ne puisse l’emporter sur les autres États résulte d’un état d’équilibre propre à l’Europe, qui voit toute hégémonie naissante -Charles Quint au XVIe siècle, Napoléon au XIXe…- aussitôt combattue par des alliances de l’ensemble des autres, qui savent alors faire abstraction de leurs divisions.
Pour sa part, l’historien David S. Landes, dans Richesse et pauvreté des nations, voit dans les valeurs, c’est-à-dire la qualité des cultures nationales et de leurs institutions publiques, la source des inégalités qui séparent aujourd’hui l’Occident -ou plutôt le Nord- et le reste du monde.
De toutes les sociétés, estime D.S. Landes, seules celles d’Occident seront capables d’exploiter avec une efficacité optimale les opportunités de la technologie pour développer l’économie et la société.
Par des voies de raisonnement différentes, sa conclusion rejoint celle de l’essayiste David Cosandey -entretien p. 11-, qui estime dans Le Secret de l’Occident que l’Europe, géographiquement morcelée, va fournir un environnement propice à l’émergence d’États stables en rivalité constante, contexte encourageant l’innovation technologique.
Les auteurs récents, ayant renoncé à une explication mono causale du triomphe de l’Occident, soulignent néanmoins que ce qui semble distinguer, dans l’histoire de ces cinq derniers siècles, l’Occident -Europe occidentale dès le XVIe, incluant Amérique du Nord et Japon à partir du XIXe siècle-, est le «progrès», ou à tout le moins un rapport idéologique particulier au changement.
En témoignent de nombreux livres, qui invoquent des combinaisons multiples de raisons…
Certains auteurs soulignent des processus originaux. Philippe Richardot, auteur de Le Modèle occidental, récapitule de multiples facteurs avant d’estimer que c’est grâce à sa faculté d’inventer sans cesse et sans entrave que l’Europe a pu s’imposer.
Il n’est à cet égard pas très loin des analyses de l’historien roumain Lucian Boia qui, dans L’Occident. Une interprétation historique, diagnostique que l’Europe avait pour principal atout de privilégier le changement.
Il ajoute que sa dynamique résultait des tensions nées de ses contradictions, par exemple lorsqu’elle défendait l’application universelle des droits de l’homme et colonisait le reste du monde.
Ou de l’économiste et historien Joel Mokyr qui, dans The Gifts of Athena, soutient que l’expansion des connaissances constitue le moteur principal du développement économique, le savoir permettant de multiplier les «leviers» à même d’améliorer le quotidien des sociétés.
Miracle européen ou grande divergence ?
Après une école qui mettrait plutôt l’accent sur des dispositions sociétales et mentales propres à l’Occident, on peut distinguer un courant plus axé sur l’économique, représenté en premier lieu par l’historien Fernand Braudel qui estimait, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, que le grand bouleversement vient des changements d’échelle de l’économie-monde européenne.
Appelant économies-mondes « ces économies coexistantes qui n’ont entre elles que des échanges extrêmement limités -et qui- se partagent l’espace peuplé de la planète», F. Braudel voyait dans le développement des cités-États marchandes, boursières et bancaires de Venise, Gênes, Amsterdam et Anvers à partir du XIVe siècle le premier noyau de cette économie-monde européenne qui, dans un premier temps, connecte l’espace compris entre la Méditerranée et la mer du Nord.
En deux étapes, aux XVe puis au xviiie siècle, cette économie-monde change d’échelle et se projette au niveau mondial avec les empires ibériques, puis britannique et français.
Les raisons de la rapidité de ce passage étaient, pour F. Braudel, à rechercher dans la dynamique du capitalisme européen.
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