SUITE - PARTIE IV
Sa capacité à créer ce que les économistes des années 1960 ont appelé des «échanges inégaux» lui aurait permis de structurer l’espace du marché mondial à son avantage.
Son analyse est à rapprocher de celle du sociologue et historien Jean Baechler, pour lequel l’Occident, en inventant le capitalisme, a initié un processus de changement économique majeur.
Ce qui résulte pour lui d’une anomalie dans l’évolution des sociétés, qu’il estime devoir suivre des complexifications croissantes, de la cité à l’État puis à l’empire.
L’Europe ferait exception en ce qu’elle n’aurait pas connu l’évolution impériale, explorant d’autres voies qui allaient aboutir à la création de la modernité scientifique.
Pour autant, une ligne de fracture sépare aujourd’hui les chercheurs étudiant les raisons de l’expansion européenne dans une perspective d’histoire économique.
Le courant du miracle européen voit dans l’expansion espagnole et portugaise, à partir du XVIe siècle, le début de cette hégémonie.
Le courant de la grande divergence -le terme est de l’historien états-unien Kenneth Pomeranz- estime que ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’Europe est réellement en mesure de s’imposer à l’échelle mondiale, par le biais de la première mondialisation.
Celle-ci se nourrit de trois phénomènes concomitants :
la révolution industrielle, la colonisation et la transition démographique.
Charbon, coton et capital…
Comme le montre l’économiste Patrick Verley dans L’Échelle du monde, la révolution industrielle permet à la Grande-Bretagne, dès les années 1750, de multiplier la productivité de sa main-d’œuvre grâce à l’usage du charbon et des machines à vapeur.
K. Pomeranz, dans The Great Divergence, souligne que la mécanisation des industries européennes peut se faire sans altérer l’environnement, puisqu’elle épargne les forêts et prélève le charbon dont l’Angleterre, l’Allemagne ou la France, par un heureux hasard géologique, sont richement pourvues.
L’Angleterre, qui amorce ce processus, contrôle également de vastes étendus dans le monde, dont l’agriculture peut nourrir sa population.
Ce pays se trouve ainsi idéalement placé pour bénéficier de ces échanges inégaux :
Aux périphéries la production agricole et de matières premières, faiblement rémunérée; au cœur de l’empire l’industrie à forte valeur ajoutée.
Produisant de grands volumes de coton en Inde, les Britanniques sont en mesure de produire d’énormes quantités de vêtements en coton et de les vendre, enclenchant un cycle vertueux de croissance.
Autres dimensions, autres conséquences.
Le coton aussi participe d’un processus d’ensemble.
Il irrite bien moins que les tissus -laine, lin…- des vêtements antérieurs, ce qui amène les gens à ne plus se gratter les parties intimes et diminue la fréquence des maladies.
Simultanément, les savants occidentaux théorisent la propagation des maladies, appellent les gens à se laver les mains…
On assiste à une chute spectaculaire de la mortalité infantile et périnatale, qui n’est qu’un des aspects de la transition démographique que va connaître l’Europe dès les années 1830 :
L’espérance de vie double en moins d’un siècle, alors que les naissances restent constantes, ce qui entraîne une explosion démographique.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, souligne Gregory Clark dans A Farewell to Alms, une population acquiert la possibilité de s’extraire du «piège malthusien» qui avait régulé jusqu’ici toutes les sociétés du monde, équilibrant les ressources et la natalité.
La population européenne quadruple et peut alors nourrir la colonisation -pour une faible part-, et surtout la montée en puissance des États-Unis, qui vont absorber une énorme quantité de migrants dont le déplacement est rendu possible par l’installation de lignes maritimes empruntées par des paquebots propulsés à la vapeur.
La révolution démographique entraîne ensuite, avec la montée du niveau de vie et d’éducation des populations, un contrôle des naissances et donc un ralentissement de l’explosion démographique.
Comme le notent Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le Rendez-vous des civilisations, l’Europe amorce cette phase dès le début du XXe siècle, suivie plus tardivement par l’Asie et les Amériques, avant d’affecter l’Afrique aujourd’hui.
D’autres causes, telle la pratique de l’esclavage à grande échelle de l’Afrique noire vers les Amériques pour produire sucre, café et coton, ont été avancées.
Nul doute qu’elles ont joué leur rôle.
Le sucre, consommé en masse en Europe à partir du XIXe siècle, participe par exemple d’une diversification de la nourriture qui a contribué, à une échelle qui reste à mesurer, au développement.
Mais de nombreux auteurs se retrouvent aujourd’hui dans les propos que tenaient Nathan Rosenberg et Luther E. Birdzell dans Comment l’Occident s’est enrichi, qui estimaient que l’abandon du contrôle de la société par les pouvoirs politiques et religieux a permis l’émergence d’une sphère économique autonome, aboutissant au règne du capitalisme.
Ce dernier demeure, pour beaucoup d’auteurs la marque de fabrique ultime de l’occidentalisation du monde.
Capitalisme, révolution industrielle, croissance urbaine, liberté politique, savoir-faire militaire, changements démographiques, environnement naturel…
De nombreux éléments se sont réciproquement renforcés et ont nourri l’innovation économique et technologique de l’Occident. D. Cosandey évoquait une «formule magique» susceptible d’expliquer le miracle européen.
La majorité des ingrédients ont sûrement été énumérés.
Reste à trouver le dosage exact…. »
Laurent TESTOT -
Article de la rubrique « L'ascension de l'Occident. Un débat historique »
Grands Dossiers N° 12 - automne 2008
Malaise au travail
FIN