SUITE - PARTIE II
La grande question reste de savoir quand l’Europe a été en mesure de dépasser ses concurrents, et pourquoi elle y est arrivée.
On admet communément aujourd’hui que la civilisation occidentale trouve ses racines dans l’Antiquité.
L’historien Philippe Nemo explique ainsi, dans Qu’est-ce que l’Occident?, que l’on peut structurer la fabrique d’éléments supposées spécifiques à la culture occidentale autour de cinq moments clés.
Exposons ici ses idées :
1) À partir de l’émergence des cités, à partir du Xe siècle avant notre ère, les Grecs vont progressivement fractionner le pouvoir entre les citoyens et introduire l’idée que la loi, étant d’origine humaine et non divine, peut être modifiée par l’homme.
L’ordre social peut donc être soumis à la critique et au changement.
De même, certains philosophes vont développer une rationalité critique et fonder les démarches qui aboutiront aux sciences modernes, ainsi que les premières académies.
2) À la tête d’un empire melting-pot qui a entre autres absorbé la Grèce, les magistrats romains élaborent un droit privé commun qui fournira le socle du droit moderne.
Il détermine l’existence d’un sujet de droit, fondement de la philosophie humaniste et de la notion moderne d’individu, qui émerge par exemple dans l’art :
en sus de sculpter des archétypes -éphèbes, dieux…- comme le faisaient les Grecs, les Romains vont façonner des portraits ressemblant à leurs modèles.
3) Constatant qu’«aucune civilisation non occidentale ne paraît avoir voulu délibérément le “progrès”», P. Nemo fait l’hypothèse que cet apport a pour origine le judéo-christianisme.
Ou plus exactement sa morale de l’amour qui, « en apportant une sensibilité inédite à la souffrance humaine, un esprit – sans équivalent dans l’histoire antérieure connue – de rébellion contre l’idée de la normalité du mal, a donné le premier branle à la dynamique du progrès historique».
Il rejoint ce faisant nombre d’auteurs qui n’ont pas partagé sa prudence et fait du christianisme le moteur même de l’exception européenne, tel le sociologue états-unien Rodney Stark avec Le Triomphe de la raison.
Enfin, en posant une histoire universelle scandée par un début -la Création-, un milieu -la révélation christique- et une fin dernière -la parousie ou retour du Christ sur terre-, l’Église chrétienne unifie les esprits européens au Moyen Âge.
Elle impose au passage une vision linéaire de l’histoire.
Dès lors que cette dernière n’est plus faite de cycles (les saisons, voire les règnes des empereurs chinois…- mais est amenée à se dérouler jusqu’à un terme supposé prévisible et auquel la société tout entière doit se préparer, émergerait la possibilité intellectuelle d’influencer le cours des événements.
4) Le programme biblique va ensuite être orienté vers la production d’une «nouvelle vision du monde» par la réforme grégorienne. P. Nemo préfère appeler cette dernière, à la suite de l’historien américain Harold J. Berman, la «réforme papale», dans la mesure où cette politique fut certes mise en œuvre par Grégoire VII, pape de 1073 à 1085, mais aussi par ses prédécesseurs et successeurs.
Celle-ci modifie les structures ecclésiales, et par ricochet la connaissance, les valeurs et les institutions de la société européenne dans son ensemble. L’Église limite la violence entre seigneurs -la paix de Dieu-, la canalise –croisades-, donne dans l’assistance sociale -ordres mendiants-, relance l’application du droit romain et l’universalise…
Par extension naîtront les États centralisés aux prérogatives de plus en plus étendues, qui auront plus tard vocation à s’affranchir des liens religieux par la sécularisation.
De telles considérations sont à compléter d’analyses plus économiques, telle celle de l’Américain Douglass C. North, qui considère que l’essentiel du succès de l’Occident réside dans le développement, que cet auteur fait remonter dès le XIe siècle, d’un droit de la propriété privée.
Celui-ci va permettre de dégager des surplus puis de les réinvestir dans la recherche continue et croissante de nouveaux marchés.
5) Les insurrections huguenotes du XVIe siècle, la guerre de libération néerlandaise contre les Espagnols -1581-1648-, les deux révolutions anglaises -1642 et 1688-, la guerre d’indépendance américaine -1775-1783-, la Révolution française -1789-1792-, sans compter les révoltes en Pologne, Allemagne, Italie, puis au XVIIIe siècle dans toutes les Amériques…
Ces événements vont «-créer les institutions démocratiques et libérales de nos pays occidentaux modernes, assène P. Nemo, qui énumère alors-:
la démocratie représentative, le suffrage universel, individuel, libre et secret, la séparation des pouvoirs, une justice indépendante, une administration neutre, les mécanismes de protection des droits de l’homme, la tolérance religieuse, la liberté de la recherche scientifique, les libertés académiques, la liberté de la presse, la liberté d’entreprendre et la liberté du travail, la protection de la propriété privée matérielle ou immatérielle et le respect des contrats.»
1492: le tournant des Temps modernes.
En se référant au cadre chronologique de la montée en puissance occidentale tel qu’on le connaît aujourd’hui, il est possible sur le long terme de déterminer des raisons multiples à l’hégémonie occidentale.
La date de 1492 est souvent choisie comme point de départ des réflexions.
Ainsi que le montre par exemple le médiéviste Jérôme Baschet, la découverte des Amériques par Christophe Colomb s’explique par une dynamique expansionniste acquise à partir du XIe siècle :
Une croissance démographique inégalée se conjugue avec de nombreuses innovations technologiques et institutionnelles, qui poussent l’Europe occidentale à étendre son territoire.
1492, comme le rappelle l’historien Bernard Vincent, voit aussi la chute de l’émirat de Grenade -le dernier État musulman en Europe occidentale-, l’expulsion des juifs d’Espagne -et l’apparition d’une Espagne «raciste», de la «pureté du sang»- et la rédaction de la première grammaire d’une langue vernaculaire -le castillan, qui marque l’affirmation de l’autonomie espagnole vis-à-vis du latin, la langue de l’Église-.
Ces quatre événements témoignent d’un processus d’ensemble, très fort dès le XVe siècle, qui voit l’Europe-(d’abord l’Espagne et le Portugal, puis la France, enfin la Grande-Bretagne devenir des puissances expansionnistes majeures manifestant une volonté d’hégémonie mondiale.
Le fait essentiel de l’année 1492 reste la «découverte» des Amériques.
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